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Dédale (nouvelle)

D

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Mathilde venait de prendre son service. Comme souvent, un client manquait à l’appel.

— Nicolas Partais ? Monsieur Nicolas Partais est-il là ?

La voix de Mathilde résonnait à l’entrée des catacombes, s’étouffant discrètement dans le dédale infini de ces couloirs de la mort. Mathilde n’attendait pas vraiment de réponse à son intervention machinale. Cela faisait partie de sa routine quotidienne, « pour des questions de sécurité », comme le lui rappelait souvent son responsable. À vrai dire, cela l’aurait plutôt surprise que ledit client se fût manifesté.

La visite des catacombes n’était possible que sur réservation, mais chaque séance avait son lot d’absents pour divers motifs : un billet perdu, un réveil qui ne sonne pas, un métro en retard… Mathilde avait imaginé les mille et une façons de ne pas visiter les catacombes de Paris. Elle aurait pu en écrire un livre rien que pour ce titre qui sonnait bien à l’oreille, pensait-elle. Néanmoins, elle ressentit cette banale absence comme assez différente des autres, provoquant en elle une impression de « déjà vu ». Mathilde avait le sentiment que cette visite manquée dans le ventre morbide de la capitale avait quelque chose de singulier. Elle chassa rapidement cette pensée idiote de son esprit et commença la visite par des mots qu’elle avait appris par cœur, dont elle alternait l’ordre et la musicalité pour égayer son quotidien de guide touristique. Chaque jour, elle s’appliquait à conditionner les visiteurs dans une ambiance intrigante et mystérieuse.

Au cours de la visite, elle s’arrêta devant une sculpture macabre et invita les visiteurs de 14 h 15 à l’observer attentivement. Un mur de fémurs supportait une solide chape de crânes érodés par le souffle du temps, disposés de façon parfaitement symétrique. Ce magma humain cumulait des siècles de vie parisienne. Elle aimait observer ces crânes un à un, comme pour extraire leur singularité de cette fosse commune et leur redonner vie l’espace d’un instant. Elle imaginait leur précédente vie. Ci-gît un talmicier du XVIe siècle, là, une mère de famille du siècle suivant, un noblion décapité dans les dernières heures de la Terreur, son bourreau, une femme de lettres anonyme ainsi que son œuvre, par-ici, un enfant de la peste noire et là-bas, un célèbre artiste…Mathilde parlait à ses morts à chaque visite. Le mortier de ces murs fragiles scellait des vies brisées, des destins tragiques, anonymes ou renommés, des existences banales comme illustres. Dans cette mise en scène mortuaire, les aïeux étaient soudés pour l’éternité à leurs petits-enfants, les guerriers ennemis se côtoyaient pour toujours dans l’anonymat d’une rangée d’ossements disparates composés de leurs victimes respectives. Les catacombes et ses strates, haut lieu de la géologie humaine.

La voix inquiète de Wynona projeta Mathilde dans le monde des vivants. Son oreillette connectée bourdonnait de questions hachées, incompréhensibles. Le réseau téléphonique était quasi inexistant dans les catacombes. Mathilde comprit que la situation semblait urgente, mais ne parvenait pas à déchiffrer le message de sa jeune collègue. Elle décida qu’elle la rejoindrait une fois sa visite terminée.

— Ah, te voilà ! s’exclama Wynona en voyant arriver Mathilde

— Désolé, je n’entendais rien, tu sais qu’il n’y a pas de réseau quand je fais mes visites. Bon, qu’y a-t-il de si urgent ?

— Ne t’inquiète pas. Rien de grave… Enfin, c’est juste que… dans tes clients absents, j’ai remarqué un nom qui me disait quelque chose…je trouvais ça bizarre et… 

— Ah toi aussi ? l’interrompit Mathilde. Incroyable ! Je me suis dit la même chose tout à l’heure en épelant son nom. Enfin, je ne sais pas si on parle de la même personne. C’était un certain Nicolas… 

— ….Partais. Nicolas Partais, poursuivit Wynona. Voilà que tu confirmes mes doutes, Mathilde. Regarde çà, j’ai fait une petite recherche dans les fichiers et…

Mathilde se tenait debout devant l’écran d’ordinateur et n’en crut pas ses yeux. 

— Quoi  !? Mais attends, c’est impossible. Tu es sûre qu’il marche bien ton truc, là ? demanda Mathilde en toisant le vieil appareil.

Sur l’écran défilait le nom d’un certain Nicolas Partais, fidèle client des lieux puisque chaque année depuis 1997, le même jour à la même heure, un billet était visiblement édité à son nom pour la visite des catacombes.

— Oui, bien sûr. Et, j’ai tout vérifié. Ce que tu vois correspond à ce qui s’est passé, et ça explique sûrement notre impression de « déjà-vu ».  

— Oui, bon, c’est vrai que c’est bizarre, s’exclama Mathilde à voix haute, mais c’est peut-être un toc ou je ne sais quoi d’autre, comme une date importante pour lui et qu’il n’a pas pu honorer cette fois-ci pour une raison qu’on ignore.

— j’ai pensé ça aussi, répondit Wynona, mais c’est très bizarre, regarde. À côté de chaque réservation, tu as les lettres VP pour visiteur présent et VA pour visiteur absent. Regarde bien la liste !

Mathilde ne comprenait pas. Un léger frisson d’angoisse parcourut le bas de son dos. Depuis des années, Nicolas Partais avait une réservation, le même jour à la même heure, mais à chaque fois, il était absent ! Sauf une fois, en 1997.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est quand même très bizarre. C’est même un peu flippant. Enfin bon, des gens bizarres, il y en a partout hein, conclut-elle, désireuse d’évacuer cette histoire de son esprit. Allez bises et à demain, Wynona !

La nuit était tombée en ce 18 février 2017. Mathilde s’assoupissait dans le train de banlieue qui la transportait chez elle, à plus d’une heure de Paris. Elle songeait à cette étrange journée qu’elle venait de passer, essayant de trouver un peu de logique à toute cette histoire. Cette question la tarauda pendant quelques jours, mais ne trouvant pas de réponse à ces évènements qu’elle jugea finalement sans grand intérêt, elle finit par ne plus y penser.

Une année s’écoula.

Au matin du 18 février 2018, Mathilde se souvint de cet étrange client. Elle ne travaillait pas ce jour-là, mais ne résista pas à rejoindre Wynona pour lui demander, sur le ton de la plaisanterie, si leur fameux client mystère avait enfin honoré sa visite. Elle découvrit avec surprise que la porte de son bureau était fermée, gardée par deux policiers en tenue. L’un d’eux interpella Mathilde, déconcertée par leur présence inhabituelle.

— Mademoiselle ? Vous travaillez ici ? Nous avons besoin de parler à un responsable. 

— Que se passe-t-il ? Où est Wynona ? Que lui est-il arrivé ?

— Une bien triste histoire. Votre collègue a découvert un homme mort dans les catacombes. Ce sont les ouvriers du chantier qui l’ont alertée. Apparemment, il s’est perdu et aurait fait une mauvaise chute. C’est d’ailleurs assez incroyable qu’elle l’ait retrouvé, vu l’endroit où il est tombé, conclut le policier.

Mathilde se sentit mal. Avant qu’on ne lui révèle l’identité du client, elle avait instinctivement supposé qu’il s’agissait du fameux Nicolas Partais, ce que le policier ne tarda pas à lui confirmer. Elle s’empressa alors de rechercher la clef qui ouvrait le bureau de Wynona pour vérifier la liste des clients du jour et la remettre au policier. Cela pourrait leur être utile, pensa-t-elle. Elle l’imprima, jeta un rapide coup d’œil à la liste et blêmit : le nom de Nicolas Partais n’y figurait pas. 

— Tout va bien, mademoiselle ? s’enquit le policier, visiblement inquiet par son changement soudain d’apparence.

Mathilde tarda à lui répondre.

— Je… Je ne comprends pas. Vous m’avez bien dit que le nom du client décédé ce matin est Nicolas Partais, n’est-ce pas ?

Le policier répondit d’abord par une moue dubitative.

— Heu… Oui, d’après ses papiers d’identité et le nom imprimé sur son billet, mais je n’ai jamais dit qu’il… »

— Montrez-moi ce billet, s’il vous plaît, demanda Mathilde d’un ton aussi inquiet qu’autoritaire

— Bon…Attendez, attendez… je vais vous le montrer, mais faites bien attention à ne pas l’abîmer

Mathilde acquiesça. Elle aperçut le vieux portefeuille couvert de poussière et gorgé d’humidité que lui tendit le policer. La scène défilait sous ses yeux au ralenti, sans qu’elle ne pût émettre le moindre son, figée par les interprétations irrationnelles dont son esprit l’assaillait. Elle cherchait néanmoins une explication cohérente à cette histoire. Ce client mystérieux venait d’être retrouvé mort, son nom n’apparaissait plus sur la liste, pour la première fois depuis 1997 et voici qu’on lui tendait un portefeuille presque fossilisé…  Comment était-ce possible ? 

Elle sortit enfin du vieux portefeuille le billet jauni par le temps. C’est à cet instant qu’elle comprit. Ses yeux se révulsèrent et elle s’évanouit en lisant ces lignes :

Nicolas Partais 

visite de 14 h 15 

18 février 1997

 

A propos de l'auteur

Grégory Roose

Écrivain et éditorialiste. J'écris des nouvelles et des récits courts. Mes livres sont disponibles ici

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